Les civilisations se construisent-elles selon les mêmes principes d’urbanisation ?  Respectent-elles de mêmes règles implicites de répartition des lieux de peuplement sur leurs territoires respectifs ? C’est en tous cas la thèse que formule Erwin Hanslik, géographe autrichien, et qu’il explicite en 1917 dans une série de cartographies peu ordinaires.

La “Society of World Culture”

Society Of World Culture (League of Nations correspondence)Si ces documents retiennent mon attention, c’est qu’ils font partie d’un dossier de correspondance adressé par la “Society of World Culture” au secrétariat de la Commission Internationale de Coopération Intellectuelle de la Société des Nations dont je dépouille le fonds actuellement. Dans la mesure où j’y suis particulièrement attentif aux initiatives scientifiques spontanées qui font appel à cette importante structure internationale qu’est la SDN, cette correspondance n’est pas dénuée d’un certain intérêt. En octobre 1920, la “Society of World Culture”, dans une Autriche en plein chamboulements politiques, cherche l’appui de la Société des Nations et lui envoie quelques exemples de recherches récentes, dont les deux cartes ci-dessous :

On y voit une sélection des plus grandes villes de la planète, dont les emplacements semblent indiquer qu’il existerait une certaine régularité dans l’organisation géographique des populations: une répartition en trois couches (Nord/Sud ou Est/Ouest) à laquelle n’échapperait aucune civilisation. Cette observation décrit-elle une réalité démographique ? Si cette théorie est éventuellement descriptive (on va voir plus bas que ce n’est pas le cas), elle ne peut en aucun cas être prédictive dans la mesure où, d’une part les foyers de peuplement ne se réduisent pas à des villes (mais à des groupes d’agglomérations), et d’autre part les dates d’érection des cités concernées ne sont pas du tout concentrée dans une petite période (on peut donc exclure qu’elles aient été bâties de manière concertée, sans compter tous les facteurs physiques qui entrent en compte dans le choix d’un emplacement de cité).

Bref, après s’être interrogé quelques minutes, on lit la notice “Die Geopolitische Megalomanie Erwin Hansliks” de William M. Johnston (son titre dit tout, mais comme elle ne fait que 3 pages, je vous la recommande) et on comprends le pourquoi de la réponse polie et peu intéressée du secrétaire de la SDN !

L’Europe urbanisée : 3 strates parallèles ?

Urbanisation de l'Europe : strates parallèlesDans sa première carte, dont nous nous concentrons ici sur le continent européen, Erwin Hanslik divise l’espace en trois latitudes (incroyablement précises puisqu’il s’agit exactement de 40°, 50° et 60°!). La strate nordique rassemble les villes de Bergen, Christiania (Oslo), Stockholm et Saint-Pétersbourg. Au milieu, on trouve une strate composée de Londres, Paris, Francfort, Berlin, Prague, Vienne, Cracovie, Varsovie, Lemberg (Lviv) et Kiev. La strate du Sud passe par Lisbonne, Madrid, Rome, Naples, Salonique, Athènes et Constantinople. Qu’est-ce qui justifie le choix de ces villes ? Tout porte à croire qu’elles n’ont été sélectionnées que pour la simple et bonne raison qu’elles corroborent la théorie de l’auteur. En l’absence de données normalisées pour l’année 1917, sous la forme d’une liste des plus grandes villes européennes, je propose de croiser ces données avec la liste des plus grandes agglomérations actuelles (agglomérations de plus d’un million d’habitants, ONU 2010). La comparaison ne peut être qu’indicative au vu de l’explosion démographique dont a été témoin le XXe siècle, à laquelle s’ajoute les trajectoires très diverses des cités (guerres, découpages territoriaux, etc…). Elle permet par contre de tester l’hypothèse d’Hanslik : sa théorie de l’organisation urbaine en strate est-elle vérifiée en 2010 ?

L’Europe urbanisée : 3 strates longitudinales ?

Urbanisation de l'Europe : strates longitudinalesDans sa seconde carte, Erwin Hanslik propose une visualisation de l’organisation “verticale” des villes européennes. La strate Ouest est composée des villes de Londres, Paris et Madrid. La strate centrale rassemble les villes de Christiania (Oslo), Stockholm, Berlin, Vienne et Rome. Pour finir, la strate Est passe par les villes de Saint-Pétersbourg, Kiev, Odessa et Constantinople (pour s’étendre ensuite d’Alexandrie à Assouan, en passant par le Caire). Alors que l’étude des cités en fonction du paramètre “latitude” peut être défendu sous l’angle de l’étude des différences climatiques, la théorie de Hanslik semble dénuée de toute pertinence dans sa version longitudinale, tant le nombre de villes est réduit en raison notamment de l’étalement Est-Ouest du continent Européen.

Quelles villes prendre en compte ?

Dans cette troisième visualisation (ci-dessous), qui fait la synthèse des deux précédentes, est ajouté le facteur “population” des agglomérations en question. Comme indiqué plus haut, il ne s’agit pas ici de juger de la théorie de 1917 avec les chiffres de 2010 mais de montrer en quoi la situation actuelle ne répond absolument pas aux contraintes de la théorie d’Erwin Hanslik. On notera par ailleurs que, dans les principales capitales européennes, Moscou est la grande oubliée du géographe.

En termes de population cartographiée, il s’agit également de relativiser l’importance des “cités-phares”, ces agglomérations susceptibles de cacher la réalité démographiques. En effet, une telle carte ne résume en rien la répartition de la population européenne puisque celle-ci habite également des villes de moyenne ou faible importance et dans les zones rurales. Cartographier les grandes villes, c’est laisser croire qu’en-dehors d’elles il n’y a rien.

Finalement, on ne peut que conclure que le choix de villes d’Erwin Hanslik n’est pas (uniquement du moins) dicté par des données démographiques.

Un petit passage par l'Asie pour constater que Tokyo est absente de la carte.

Un petit passage par l’Asie pour constater que Tokyo est absente de la carte.

Le géographe ne réalise-t-il pas en fait une sorte de carte idéalisée des villes qu’il pourrait appeler “grandes” non en termes de population mais de rayonnement intellectuel, ou du moins de grandeur symbolique ? Une sorte de carte fantasmée, une évocation, plus qu’une cartographie systématique ? Si tel est le cas, une analyse du corpus de villes choisies permettra de nous éclairer sur les motivations politiques de l’auteur. Est-ce un hasard que les strates centrales se coupent sur territoire austro-hongrois (nous sommes en 1917) ? [Tiens, d’ailleurs, si on fait la moyenne des coordonnées des villes utilisées par Hanslik, on tombe sur 47.701/15.243, au Sud de Linz, en pleine Autriche.]

Autant de questions que je laisse en suspens, tant c’est la pratique visuelle qui m’a tout d’abord fasciné dans ces quelques documents !

Les grandes agglomérations européennes en 2010

Oubliant cette théorie des strates, et parce que les données sont à disposition, une dernière visualisation (Gephi+Inkscape, comme les précédentes) de la situation européenne actuelle (agglomérations):

Par curiosité, si vous en savez plus sur cette “Society of World Culture” autrichienne ou sur Erwin Hanslik, je serais heureux que vous m’en fassiez part.