A l’Université de Neuchâtel, en cette journée de conférence consacrée aux “enjeux économiques, politiques et sociaux du libre accès à l’information”, le débat de la transparence est lancé, avec en toile de fond les révélations de Wikileaks.
Introduction
Alors que MM. Darius Rochebin (twitter) et Edwy Plenel (twitter), sont excusés par Cinzia Dal Zotto (twitter), qui explique qu’elle doit “en toute transparence communiquer les changements du programme annoncé”, lecture est faite d’extraits de la lettre du président de Mediapart qui rappelle les propos de Julian Assange : “L’injustice ne peut trouver de réponses que lorsqu’elle est révélée”.
La parole est dès lors donnée à Martine Rahier, rectrice de l’Université de Neuchâtel, qui accueille les participants en évoquant l’affaire de l’université zurichoise aux prises avec les impératifs de la transparence liée à son sponsoring par UBS.
Alors que tout le monde s’entend sur la nécessité de développer la démocratie, la transparence s’avère très exigeante pour tous les acteurs. Cohérence et traçabilité des actes est un défi pour les organisations. Pour que la démocratie fonctionne, à notre transparence doit faire écho la responsabilité (indispensable chez les journalistes). Cinzia Dal Zotto complète en définissant la transparence comme la réduction de l’asymétrie de l’information, la transparence réduisant les abus de pouvoir. Les journalistes et médias peuvent contribuer à la transparence… mais peuvent évidemment aussi contribuer à l’opacité.
Christian Christensen
[Bio: Prof. Journalisme Stockholm (twitter)]
Wikileaks est important, mais souffre de la trop grande importance accordée à Julian Assange (pas assez de visibilité pour le projet lui-même). Wikileaks est important parce qu’il est un soutien aux whistleblowers (comme Bradley Manning) et un élément qui veille sur le développement de la digital surveillance, une sorte de balancier.
Finalement, qu’est-ce que signifie cette diffusion d’informations pour le public ? (même question pour le gouvernement, d’ailleurs) Ce n’est pas toujours clair pour la population. Christensen cite Sarah Palin à propos d’Assange sur Facebook : « He is an anti-American operative with blood on his hands… » ainsi que d’autres voix conservatrices dans les médias américains qui considère le travail de wikileaks comme une menace pour les USA.
La « révolution » facebook et twitter donne l’impression que la technologie elle-même est le lien entre les individus, les politiques,… Il ne faut pas oublier que les gouvernements utilisent aussi l’internet pour surveiller leurs populations, désinformer, etc… D’un autre côté, nous devons reconnaître les bienfaits de ces technologies, dans la communication lors de soulèvements citoyens comme dans certains pays arabes, Occupy WallStreet, etc..
« State power no longer has a hold on information, at least not the way it did before the emergence of the new media with its ability to reconfigure public exchange and social relations while constituting a new sphere of politics » Giroux 2009
Trois mythes numériques (inspirés des discussions autour du cas wikileaks) : Le mythe de l’uniformité des médias sociaux (techno-romantisme, wikileaks n’est pas un média social. Youtube n’est pas la même chose que Twitter, et Twitter n’est pas facebook. Les structures de ces outils offrent des possibilités très différentes); Le mythe de la mort de l’Etat-Nation (wikileaks a montré que l’Etat-nation était encore un acteur extrêmement important, malgré ce que la globalisation des réseaux sociaux pourrait laisser croire. En fait, wikileaks s’intéresse justement aux agissements des Etats-nations, et c’est face à ces mêmes Etats-nations qu’ils défendent les whistleblowers, « traîtres », extradés,…); Le mythe de la mort du journalisme (cette théorie provient du constat d’échec des médias à couvrir convenablement l’Afghanistan et l’Irak. Mais wikileaks a justement entretenu de très bonnes relations avec le New York Times, Guardian et Der Spiegel).
Wikileaks ne fait pas du journalisme, mais de la collecte d’informations et de l’archivage. Il est question de redistribution du pouvoir par la redistribution de l’information. Cette dernière n’est utile que si on a les compétences pour l’activer.
Reiner Mittelbach
[Bio: Directeur général GIS Liechtenstein]
Remarque que wikileaks ne traite pas de Russie, de Chine, de régimes africains… (Christensen répond par tweet) et présente son GIS « Geopolitical Information Service » : Nous ne volons pas de contenus, nous ne publions pas de contenus volés, nous produisons des rapports de situation avec une équipe d’expert, avec des sources fiables. Nous sommes dans un monde de constant information overflow, de hunger for information. Parle des statistiques de Google et facebook et de la sucess story de l’internet…
La liberté de la presse ne doit pas être confondue avec la transparence de l’information. Publier des informations volées pour discréditer des compagnies n’a rien à voir avec du journalisme et de la transparence. Il faut des experts pour analyser les informations, pour créer de la transparence.
- Question : quelle est la différence entre une « donnée volée » sur un CD-rom et un bon lunch avec une source intérieure à un gouvernement ou à une multinationale, comme le fait GIS ?
Mittelbach : Quand l’information porte préjudice à quelqu’un, la ligne rouge est dépassée.
Table ronde sur les aspects politiques et sociaux
Birgitta Jónsdóttir
[Bio: Parlement Islandais, Parti Pirate (twitter)]
Les fuites doivent être encouragées, si c’est dans l’intérêt public. Aucun pays dans le monde n’a de loi qui protège efficacement la vie privée informatique.
Dick Marty
[Bio: Ancien Procureur, Conseiller d’Etat, Conseiller aux Etats]
Cite Arendt « La véracité n’a jamais figuré au nombre des vertus politiques ».
Grâce à la publication des Pentagon Papers, la guerre du Vietnam s’est terminée plus tôt, d’après les historiens. La pire forme du mensonge, ce sont les demi-vérités ! Il est facile de démontrer les mensonges et silences des états totalitaires, mais ce qui le préoccupe est ce qui se passe dans nos démocraties.
Jean-Philippe Ceppi
[Bio: Producteur RTS “Temps Présent”]
Est-ce que cette vague de transparence a facilité l’accès à l’information, pour les journalistes ? Plutôt non. On a ouvert un nouveau front, mais d’autres sont ouverts dans le métier. On a oublié d’autres chantiers, qui vivent des temps difficiles : confrontation avec les lanceurs d’alertes, et difficulté de les protéger (les lois indiennes et sud-africaines ont des lois qui font envie au journaliste suisse); journalisme “sous couverture” (même Albert Londres l’a pratiqué, aujourd’hui c’est beaucoup plus difficile. La législation est devenue très répressive en matière de caméra cachée).
Oui, discutons de la bataille wikileaks, mais n’oublions pas nos batailles traditionnelles. La clé de ces dernières, c’est quasiment 90% des informations que la TV diffuse.
Titus Plattner
[Bio: Journaliste cellule enquêtes Matin Dimanche/SonntagsZeitung (twitter)]
Présente la plateforme loitransparence.ch. La LTrans (loi sur la transparence) garantit l’accès aux documents officiels avec le principe que tout ce qui n’est pas secret est public. Les organismes de droit public sont aussi concernés par la LTrans. Exception : les co-rapports du Conseil Fédéral ne sont pas accessibles, ce qui touche à la vie privée et ce qui touche au secret des affaires (cette dernière option est souvent utilisée par l’administration).
Exemple d’information rendue publique : le montant du contrat AEGIS pour la protection de l’ambassade de Tripoli. Grâce à la LTrans, on a pu obtenir l’info que Rolex a payé CHF 33 mio pour mettre son nom sur le Learning Center de l’EPFL !
Le recours à la LTrans permet de faire école. Dans un cas où un journaliste a mis 39 mois pour obtenir le montant des indemnités de licenciement d’un cadre, on a pu se fonder sur cette transparence pour la rendre quasi-automatique en la matière par la suite.
Discussion
- Question : La montagne Offshore Leaks n’accouche-t-elle pas d’une souris ?
Titus Plattner : a l’intime conviction que Sachs a dangereusement approché une limite. N’est pas inspecteur fiscal et ne peut donc pas trancher, mais du point de vue moral, il était d’intérêt public de publier ces montages financiers ! Arbitrer ce que l’on publie ou pas, c’est une responsabilité journalistique.
Dick Marti : en tant que consommateur, demande aux médias la même transparence qu’au gouvernement.
Jean-Philippe Ceppi : quand on est contacté par wikileaks/offshore leaks, on doit s’interroger sur la relevance des documents dans une démarche journalistique.
- Question : Concrètement, quelle est la situation des journalistes face aux outils de transparence ?
Titus Plattner : Très envieux du Freedom for Information Act américain. Comparé à la situation suisse, les conditions sont extraordinaires.
Christian Christensen : Beaucoup d’informations qui sont censées être accessibles ne le sont en fait pas pour des raisons de « sécurité nationale ». On voit aussi une tendance à la chasse aux whistleblowers, qui menacent le pouvoir.
-
Question : Toute transparence est-elle une victoire ? La fonction de journaliste reste déterminante. Les droits et les obligations doivent être soulignés ! Si on dispose de plus de pouvoir (et d’info), on a aussi plus de responsabilités.
Dick Marty : La multiplication des canaux d’information n’améliore en effet pas la qualité de l’information. Le travail du journaliste est absolument important.
Jean-Philippe Ceppi : Il faut savoir utiliser la transparence. Le modèle de l’investigation américain n’est pas un exemple tout à fait probant. Il faut trouver des gens qui veulent et peuvent faire usage de cette transparence.
Birgitta Jónsdóttir : A un fils de 22 ans qui ne lit jamais les journaux et ne regarde jamais la TV, il n’en est pas moins bien informé (réseaux sociaux). The junk of junks is the « clicks » online media !
Keynote de Kristinn Hrafnsson, porte-parole de Wikileaks
Quelques tweets du “Live-tweet” de cette passionnante keynote :
http://storify.com/GrandjeanMartin/kristinn-hrafnsson-porte-parole-wikileaks
Table-ronde sur les aspects économiques
Robert Picard
[Bio: Directeur de recherche au Reuters Institute, Oxford, département de politique et relations internationales (twitter)]
La question n’est pas de savoir si nous devons avoir de la transparence ou pas, mais comment !
Jean-Pierre Méant
[Bio: Avocat, président de la section suisse de Transparency International, Suisse/Canada]
Commence par présenter Transparency International, présente dans 100 pays, dont il représente la section suisse. L’argent joue un grand rôle dans le journalisme, la corruption y est également un problème important dans un très grand nombre de pays.
Jean Marie Etter
[Bio: Dirige la Fondation Hirondelle, ONG suisse de journalistes et professionnels de l’aide humanitaire pour soutenir les médias indépendants dans les zones de conflit]
Les régions concernée par son action sont des zones sans Etat puissant, il y a donc une opacité totale du monde des affaires et une inexistance de la sphère administrative gouvernementale.
Les médias sont un enjeu, ils sont des instruments d’influence auxiliaires du pouvoir. Ils ne sont pas un enjeu économique (contrairement aux pays développés et stables). Il ne peut pas y avoir d’indépendance éditoriale sans indépendance économique, mais dans les zones concernées comme ils travaillent à perte pour le gouvernement, pas d’indépendance possible.
François Pilet
[Bio: Journaliste économique Le Matin Dimanche (twitter)]
La transparence dont on parle aujourd’hui est un effet de surface d’une révolution technologique. La technologie a changé l’équilibre des pouvoirs. Des outils techniques ont permis à des individus de briser la sphère du secret. Fait l’historique des « leaks » des banques suisses.
Wikileaks a appris aux médias à travailler ensemble (masse d’informations difficile à gérer seul).
Discussion
- Question : Y a-t-il un secret légitime, comme il y a une transparence légitime ?
Robert Picard : Pour être légitime, un secret doit profiter au public. Le temps diminue la nécessité du secret.
François Pilet : Jusqu’à cette révolution technologique, le secret était une protection absolue du pouvoir (pour les entreprises, par exemple).
- Question : Tout le monde dit que des institutions (comme la FIFA) sont corrompues, mais on ne fait rien, qu’en faire ?
Jean-Pierre Méan : La corruption qui a lieu lors d’attribution d’événements sportifs ne tombe pas sous le coup du droit suisse. Il faudrait criminaliser l’enrichissement illégitime. Quand un homme politique ou haut fonctionnaire entre en fonction et que sa fortune augmente pendant sa fonction, on devrait pouvoir lui demander des comptes sur cette augmentation (si elle est supérieure à son salaire officiel).
Souvent, au Liberia par exemple, au micro, les interviews sont très dures entre journalistes et ministres. La question est surtout, localement, qu’il y a une relation étroite entre culture politique et médiatique. On ne peut pas faire avancer l’une sans l’autre. Si on veut avancer sur la transparence, c’est ici, en Suisse, qu’il faut le faire en premier.
Robert Picard : Problème de transparence : qui possède les entreprises média ?
- Question : Quelle protection pour les whistleblowers et journalistes « sous cape » ?
Jean-Pierre Méan : Les whistleblowers ont droit à une compensation pour le dommage qu’ils subissent en se grillant. En Suisse, on parle de quelques mois d’indemnité de salaire. En ce qui concerne les frais d’avocat, ne vois pas de problème pour qu’on leur assure de bonnes défense.
Robert Picard : Nous sommes responsables de nos propres actions. Même si nous le faisons avec morale, nous avons transgressé la loi si nous sommes un whistleblower ou un journaliste dissimulé.
- Question : Comment réussir à passer à travers les filtres des équipes de communication ?
François Pilet : Oui, la communication est un nuage de fumée organisé pour rendre opaque une situation. Pour un journaliste, il y a 10 communicants et avocats qui réfléchissent à sa question dans la cellule de presse de grande banque (par exemple).
- Question : Comment garantir que les journalistes ne soient pas corrompus ?
Jean Marie Etter : Nous payons très bien nos journalistes, avec règle absolue la tolérance zéro. Nous avons récemment licencié une journaliste qui a accepté de l’argent, une petite somme.
- Question : Quelle est la cible de la transparence ?
Jean Marie Etter : Ce n’est pas par hasard que les banques soient tombées, c’est parce qu’il y avait des intérêts politiques. Vous me demandez ma prochaine cible ? Les entreprises minières, elles sont le lieu d’une corruption incroyable. Mais il n’y a certainement pas d’intérêts politiques à cibler ces entreprises.
Ce n’est donc pas aux journalistes de choisir la prochaine cible !
- Question : On cherche plus d’informations sur ce qui se passe entre les murs des Ports-Francs de Genève, comment faire pour mener une enquête et exiger la transparence ?
François Pilet : Il y a eu des enquêtes, mais le mystère reste à peu près entier. Il faut faire parler quelqu’un. Cela nous ramène aux bases du journalisme d’investigation : que quelqu’un vous parle, révolution technologique ou pas.
Conclusion
Une conclusion tout à fait remarquable du porte-parole de Wikileaks Kristinn Hrafnsson :
C’est une chose bonne et naturelle que la conférence soit passée d’une matinée qui s’interrogeait sur “qu’est-ce que la transparence ?” à une après-midi à propos de “qu’est-ce que le secret ?” !
À méditer !
“Journalisme “sous couverture” (même Albert Londres l’a pratiqué, aujourd’hui c’est beaucoup plus difficile. La législation est devenue très répressive en matière de caméra cachée).”
Le journaliste sous couverture est-il forcément filmé ?
Je pense à Günter Wallraff par exemple ( http://fr.wikipedia.org/wiki/G%C3%BCnter_Wallraff ) dont la méthode d’inflitration sous une identité fictive n’a jamais eu besoin de caméra. Est-ce également “prohibé” en Suisse ?
Non, pas forcément filmé, mais il s’agit de l’intervention d’un journaliste TV qui parle de son expérience professionnelle quotidienne.
Certes. Mais il est possible de faire un long interview d’un journaliste infiltré, par exemple. Avec des témoins. Ce n’est plus un “reportage sur le vif”, mais ça reste de l’investigation.
J’ai peur que ce ne soit plus un enjeu de style, aujourd’hui on veut des IMAGES sur le vif. Ce que je comprends, l’impact au niveau du spectateur n’est pas du tout le même. Mais aborder le sujet reste possible, en faisant autrement.
Oui, cette intervention ressemblait beaucoup à un plaidoyer pour l’utilisation libérale des caméra cachées, un peu critiquable. Ceci dit, il faut reconnaître pour le grand public l’impact incroyable d’une image/vidéo plutôt qu’un témoignage qu’on peut remettre en cause.
Ce qui n’empêche pas que j’apprécie beaucoup le travail de M. Ceppi.
Mais j’ai toujours été du côté des “documentariste” plutôt que des journalistes TV… et pour le coup, la subjectivité assumé d’un auteur de documentaire (si l’on veut être pompeux) se pose comme le paradigme inverse de l’image “objective” choc. Mais bref, c’est un autre débat, quoique proche de la nature de la “vérité” dans l’image et de son objectivité/subjectivité.
(Ah, et je suis très impressionnée par ta publication rapide.)
“Mais wikileaks a justement entretenu de très bonnes relations avec le New York Times, Guardian et Der Spiegel”
Non, c’est le contraire. wikileaks a eu de très mauvaises relations avec le NYT et The Guardian, c’est de notoriété publique aujourd’hui. D’où sort cela? Ces deux journaux se sont entendus secrètement dans le dos de WikiLeaks pour s’échanger les câbles fournis par WikiLeaks au Guardian qui l’a trahi et n’a pas respecté leurs accords (pourtant signés).
Leur mésentente se traduit aussi par les campagnes de désinformation et de diffamation contre Julian Assange. Il suffit de lire leurs articles pour se rendre compte de la violence médiatique infligée au fondateur de WikiLeaks par ces deux médias.
Je pense que Christian Christensen entend par là que ces journaux majeurs ont publié des enquêtes ayant pour sources les documents de Wikileaks. Quelles que soient les relations conflictuelles, le fait qu’ils aient utilisé ces mines d’informations est pour ce connaisseur de Wikileaks un signe que le journalisme n’était pas “mort” (c’est-à-dire incapable de voir les informations là où elles sont).