Introduction
Face au geste d’écriture lévinassien auquel Totalité et infini doit sa publication, il va s’agir ici de rassembler les éléments qui permettent une compréhension des visées de l’auteur telles qu’exprimées dans l’extrait ci-contre. Dans cette déclaration d’intentions, Lévinas concentre les fondements de son éthique et y fait plus particulièrement mention des deux conséquences du face-à-face : l’impossibilité du meurtre et l’injonction vers la bonté, deux messages, deux expressions d’un visage radicalement Autre.
Après s’être premièrement arrêtés sur la notion même de visage, sa signification et ses implications, nous nous pencherons plus en détail sur le contenu du message adressé par le visage d’Autrui, à savoir sa terrible vulnérabilité et l’interdit catégorique qu’elle contient, de même que, dans le registre positif, l’obligation qui nous est adressée d’agir envers l’Autre avec bonté. Après cette exposition s’imposera la constatation que ces exigences font de l’éthique lévinassienne une éthique de la responsabilité qu’il faudra caractériser et questionner. En effet, cette dernière, telle qu’elle est décrite par Lévinas, est lourde et contraignante, culpabilisante même. Il va donc être question de son application pratique, si tant est qu’elle ait cette visée, puisque d’aucuns pourraient considérer une telle éthique comme un voeu pieux en la rapportant à la réalité d’un monde meurtrier.
Face à face avec l’Infini, une définition du visage
Lévinas entend-il par visage la région anatomique que nous désignons couramment par ce terme ? Rien n’en est moins sûr au vu de l’utilisation parfois déroutante d’un vocabulaire qui semble si familier pour décrire ce qui ne l’est manifestement pas. Pourtant, répondre par la négative à cette question, c’est questionner avec plus d’insistance critique encore le pourquoi de l’attribution à Autrui de ce visage.
Cette particularité singulière d’Autrui peut être mise en évidence dans la comparaison avec les autres objets qui s’offrent à la perception du sujet. Les objets du monde sont approchés en tant que phénomènes, ils n’offrent pas de visage à voir. La perception que nous avons d’eux est donc simplement liée à des éléments physiques : leur forme, la lumière qui nous les font voir, l’espace qu’ils occupent, etc… Ces objets n’ont pas d’identité propre, ils sont saisissables, on peut en prendre possession, on peut en fixer un prix. Or, « la possession est la forme par excellence sous laquelle l’Autre devient le Même en devenant mien (TI p. 37.) », cela exclu donc que l’Autre, l’autre homme, distinct de l’objet, soit appréhendé d’une telle façon, puisque son irréductible individualité ne peut souffrir une telle objectivation.
Dans l’éthique lévinassienne, il en va effectivement de l’Autre différemment des objets. En plus d’être un des seuls passages dans lequel l’auteur se livre ouvertement à un exercice de définition, l’extrait ci-contre met en évidence l’altérité radicale d’Autrui, dans sa manière de se présenter comme visage, un visage qui ne se réduit pas à des caractéristiques plastiques et physiquement perceptibles, un visage qui dépasse l’idée que je pourrais en avoir a priori. Autrui n’est donc pas phénoménal, il n’est ni dans le temps ni dans l’espace, il ne peut en aucun cas être réduit à une valeur monétaire : sa manifestation est exceptionnelle, il se présente au Même, il s’exprime et « révèle l’infini (TI p. 227.) » dans son épiphanie.
Avant d’aller plus avant dans le mode d’expression du visage, constatons qu’à la question initialement posée au sujet de l’apparentement du visage tel que l’entend Lévinas à la partie de notre anatomie à laquelle nous donnons le même nom, la réponse reste incertaine. Oui, le visage, anatomiquement parlé, est effectivement ce qui nous individualise, mais il ne suffit pas à cela. Oui, c’est bien par le visage physique d’autrui que nous entrons généralement en contact avec lui, mais ce n’est pas tout. Oui enfin, c’est bien par le visage que l’humain s’exprime, mais ici l’expression est toute autre.
Avant même le moindre geste, la première relation, Autrui se présente. Il ne se constitue pour autant pas en image pour s’offrir à la perception du Même, et par là se laisser représenter dans une conscience, mais c’est lui qui fait le premier pas. C’est lui qui, « encore chose parmi les choses, perce la forme qui cependant le délimite (TI pp. 215-216.) », ce qui signifie, dans les mots de l’auteur, qu’il « me parle et par là m’invite à une relation sans commune mesure avec un pouvoir qui s’exerce, fût-il jouissance ou connaissance. (TI p. 216.) » Cette façon propre à Autrui de se présenter est décrite par Lévinas comme épiphanie du visage. Ce qui est remarquable, c’est que plus que capable d’expression, le visage parle : « se présenter comme Autre, c’est signifier ou avoir un sens. Se présenter en signifiant, c’est parler (TI p. 61.) ». Parler, c’est donner du sens, un sens qui n’est pas ici destiné au raisonnement intellectuel, mais qui est celui de la relation avec l’être extérieur. Cette adresse, c’est également une invitation faite à celui à qui le visage parle. En effet, ici, le parler est un parler à, un parler qui se situe avant toute parole (qui se trouverait toujours dans la signification) et qui est orienté vers son récepteur. On comprend donc d’autant mieux la volonté de Lévinas de ne pas décrire le visage comme ce qui signifie, puisque tout signe est signifiant et que dans ce cas le visage en deviendrait interprétable, saisissable dans son entièreté.
L’auteur nous livre même une définition inverse de ce visage (ci-contre). Le refus d’être contenu est un élément fondateur de l’altérité selon Lévinas, une altérité telle qu’aucune sensation physique ne peut en appréhender la nature. L’auteur ajoute que « l’altérité d’Autrui ne dépend pas d’une qualité quelconque qui le distinguerait de moi (TI p. 211.)», parce que pouvoir se comparer à Autrui implique l’existence d’un point de comparaison, et que ce dernier est exclu par la nature parfaitement autre de l’Autre. L’épiphanie du visage induit donc une rupture complète, l’impossibilité de faire référence à un monde commun.
Toutefois, Autrui se garde une possibilité de communiquer – c’est-à-dire trouver un terrain commun – avec l’interlocuteur qui lui fait face : il lui parle, et son langage brise les incommensurables frontières qui séparent le Moi de l’altérité : « le langage accomplit une relation entre des termes qui rompent l’unité d’un genre. (TI p. 212.) » On est dès lors en droit de se demander en quoi ce mode d’expression bénéficie aux yeux de Lévinas d’une telle confiance, au détriment des autres sens. En effet, le langage n’est-il pas, lui aussi, porteur de concepts communs aux deux êtres concernés par le face-à-face susceptibles de réduire l’Autre au Même ? A cela, il faut rappeler que le langage dont il est question, de même que le visage, n’est pas à proprement parler ce que signifie le terme dans la langue courante. En effet, antérieur même à toute parole, le visage s’exprime, parle, me parle : « Le visage, expression par excellence, formule la première parole : le signifiant surgissant à la pointe de son signe, comme des yeux qui vous regardent (TI p. 193.) ». Alors qu’on le croirait immobile, passif, le visage, dans son expression première entretien une relation active avec celui à qui il s’adresse car « parler, au lieu de se « laisser être », sollicite autrui (TI p. 212.) ». On comprendra donc tout l’avantage que représente l’acte de langage, puisqu’il s’agit, non pas d’atteindre des caractéristiques de l’Autre, de le décrire, mais d’entrer en relation avec lui. L’auteur nous le fait bien comprendre lorsqu’il introduit le lecteur à la relation avec cet être infiniment distant qu’est Autrui : « on ne s’interroge pas sur lui, on l’interroge. Il fait toujours face (TI p. 39.) ». L’Autre n’est donc pas ce dont je parle, il n’est pas un contenu, mais il est celui avec qui je parle, sans oublier que ma question n’est jamais orientée vers le qu’est-il ?, mais est plutôt de l’ordre du « qui (TI p. 193.)» est-ce ? car « la compréhension de l’être en général ne peut pas dominer la relation avec Autrui (TI p. 39.)».
C’est dans cette relation vraie avec le visage que se produit l’idée de l’infini (voir ci-contre). Autrui n’est donc pas simplement celui qui me donne accès à l’infini, il est infini lui-même. Reprenant la troisième Méditation métaphysique de Descartes, Lévinas va faire de l’idée de l’infini autre chose qu’un concept. En effet, c’est en sortant du concept qu’on peut penser l’idée d’infini, sur le plan de la relation à Autrui. Le terme « infini » est donc, dans Totalité et infini, utilisé pour renvoyer à Autrui, celui dont l’extériorité est absolue, celui qui n’est pas cet autre même, l’alter ego husserlien. Le visage, en tant qu’il est expression de l’Autre, échappe donc structurellement au Même. En effet, sa résistance à la maîtrise n’est pas due négativement à la faiblesse de la prise qui serait celle de l’interlocuteur, mais à la puissance de l’infini qui le porte. L’infini est constitutif de cette insaisissabilité structurelle du visage, et donc constitutif de l’altérité elle-même, le visage d’Autrui devient ainsi inenvisageable !
Nu est le visage dans son épiphanie. En effet, entrer en relation avec Autrui, c’est le voir se présenter dans sa nudité : « le visage s’est tourné vers moi et c’est cela sa nudité même (TI p. 72.) ». C’est en effet par le dénuement que l’infini s’exprime car « l’œuvre du langage […] consiste à entrer en rapport avec une nudité dégagée de toute forme, mais ayant un sens par elle-même […]. Une telle nudité est visage (TI p. 72.)». On va voir plus bas les conséquences de cette nudité, transcendante et vulnérable à la fois, parfaitement exprimées sous la plume de Lévinas pour la préface d’une édition de Totalité et infini (ci-contre).
L’interdit du meurtre
Pour entendre le dire, antérieur à toute parole d’une langue à une autre, il faut être attentif à la force du visage, celle-là même qui fait que le visage est ce qui se soustrait à toute prise. En ce sens, dire qu’il ne peut pas être pris peut sembler être une expression excessive, mais il n’en est rien. En effet, Lévinas maintient la tension entre sa vision du visage comme expression symbolique de la transcendance d’Autrui et la terrible mais réelle possibilité de dominer et d’asservir totalement Autrui. Cela signifie que quelle que soit la situation, quelle que soit la contrainte que le persécuteur pourra faire subir à Autrui, ce dernier conservera sa transcendance. Dominer complètement Autrui est possible, mais jamais au point d’être lui, de l’envisager sans aucune restriction ! C’est là que la distinction faite plus haut entre les objets et le visage prend toute sa dramatique importance : les objets sont entièrement manipulables, on peut les posséder, les modeler, les asservir à souhait, mais « ni la destruction des choses, ni la chasse, ni l’extermination des vivants – ne visent le visage qui n’est pas du monde (TI p. 216.) ». La seule chose qu’on puisse faire face à l’Autre pour assouvir la domination, c’est le tuer – mais toute la difficulté réside justement dans le fait que tuer, ce n’est pas de l’ordre de la domination, mais de l’anéantissement, « tuer n’est pas dominer mais anéantir, renoncer absolument à la compréhension (TI p. 216.) ». Dans ce cas, son insaisissabilité sauve le visage, à moins que ce ne soit l’incapacité de l’interlocuteur à s’en saisir. Si la « chosification » du visage était possible, nul besoin ne serait de le tuer, mais le meurtre confirme justement, et tragiquement, l’absolue transcendance du visage.
Dans sa nudité, la première parole du visage, celle qui n’est pas dite mais dont le sens est exprimé, irréfutable, c’est le « tu ne tueras point ». Avant même que la loi n’organise l’interdit du meurtre, le visage de l’homme, le visage même de l’Autre, l’énonce et l’érige en commandement. Par sa résistance infinie au meurtre, la transcendance de l’infini paralyse le pouvoir. Cette résistance est toutefois éthique, pas physique. Au contraire, la nudité du visage est même également porteuse du message inverse, de cette tentation du meurtre, puisque « le langage, source de toute signification, naît dans le vertige de l’infini, qui saisit devant la droiture du visage, qui rend possible et impossible le meurtre (TI pp. 293-294.) ». Cette tension entre interdit et tentation est fondamentale pour comprendre l’extrême puissance et l’extrême vulnérabilité du visage. Cette conception va accompagner Lévinas dans ses réflexions postérieures, on en retrouve la mention en 1983 lors d’un colloque : « le visage est pour moi à la fois, la tentation de tuer et le « tu ne tueras pas » qui déjà l’accuse, me soupçonne et l’interdit, mais déjà me réclame et me demande3 ».
Que Lévinas considère l’injonction interdisant le meurtre comme « l’expression originelle (TI p. 217.) » indique qu’elle est lourde de sens et d’enjeux. Fondement de l’Alliance instaurée par Yahvé entre lui et son peuple en exode, ce commandement, comme les neuf autres qui composent l’ensemble des Dix paroles (dans la version juive, il s’agit des dix commandements dans la version romaine et du décalogue dans la traduction des Septante) rapportées par Moïse sur les tables de la Loi, est un interdit biblique de première importance. Sur le Mont Horeb, c’est en ces mots que la tradition juive nous a rapporté l’injonction divine : « Ne commets point d’homicide4 » ou « Tu n’assassineras pas5 » (Exode 20:13). Une attention particulière révèle que la version juive francophone officiellement reconnue ainsi que la traduction très proche de l’hébreu d’André Chouraqui ne traduisent pas exactement de la même façon ce 6e commandement que ne le font les éditions chrétiennes de référence (traduites par les soins de Louis Segond, Emile Osty, ou l’Ecole biblique de Jérusalem, par exemple) qui lui préfèrent le « Tu ne tueras point ». Il est intéressant que ce soit cette dernière traduction qui soit utilisée par Lévinas, certainement parce qu’elle englobe la totalité des meurtres. Les exégètes nous apprennent en effet que les notions d’homicide ou d’assassinat figurent intentionnellement dans les Dix paroles juives afin de ne pas interdire les morts dues à des peines capitales ou à la guerre. Si Lévinas reprend à son compte la version la plus intransigeante, à défaut d’utiliser la plus fondamentalement juive, c’est certainement pour montrer que ce n’est pas la Bible d’abord qui nous dit « tu ne tueras point ». C’est en effet bien la transcendance du visage d’Autrui qui est première (plus extrême que la version juive puisqu’elle inclut, elle, tous les crimes de sang), car « cet infini, plus fort que le meurtre, nous résiste déjà dans son visage, est visage (TI p. 217.) ». Malgré cette primauté du visage de l’homme sur la révélation divine, le discours lévinassien n’est pas un discours laïcisé, simplement phénoménologique. Pour l’auteur, la transcendance du religieux fonde toute pensée éthique, même athée.
Lévinas insiste sur la nature de la résistance offerte par le visage qui n’est pas physique, mais éthique : elle enlève la possibilité de pouvoir tuer, elle commande le respect et annihile la violence. En effet, si la résistance n’était pas éthique mais physique, réelle, la perception que nous en aurions nous ferait retourner à la subjectivité en faisant s’interrompre la relation. On le verra plus loin, la réponse à cette interpellation éthique du commandement fondateur qui énonce l’inviolabilité d’Autrui ne pourra être qu’un acte, lui aussi éthique, une responsabilité.
L’obligation de la bonté
L’impossibilité du meurtre, nous explique Lévinas, ne s’exprime pas uniquement de manière négative. En effet, la relation à Autrui par le visage admet une face exprimée de manière positive (citation ci-contre). Tout le sens du propos de Lévinas est de dire que cette hauteur et cette humble nudité d’Autrui sont précisément ce qui me lie éthiquement au visage. C’est dans l’expression de ce manque que l’Autre me parle, c’est la « compréhension de cette misère et de cette faim qui instaure la proximité même de l’Autre (TI p. 218.) ». La description que propose Lévinas de ce renversement positif de la relation n’est pas évidente à aborder, du moins pas uniquement avec Totalité et infini, qui ne livre pas beaucoup de détails. Toujours est-il que la sollicitation du visage d’Autrui va dans le sens de l’ouverture d’une possibilité, celle d’être bon envers lui. C’est en effet comme l’occasion de manifester une certaine bonté qu’est interprété le message premier du visage de l’Autre, celui-là même qui véhicule aussi l’interdit mosaïque : « l’inéluctable n’a plus l’inhumanité du fatal, mais le sérieux sévère de la bonté (TI p. 219.) ». De fait, la relation prend une teinte presque économique quand Lévinas explique qu’« en face d’un visage, mon orientation vers Autrui ne peut perdre l’avidité du regard qu’en se muant en générosité, incapable d’aborder l’autre les mains vides (TI p. 42.) ».
Lévinas profite de cette facette positive de la manifestation épiphanique du visage pour revenir à une thèse forte de son ouvrage : la neutralité, ou plutôt la quête de son contraire, l’asymétrie. Nombreuses sont les assertions qui nous appellent à considérer le visage comme le contraire de toute neutralité, et cela pour deux raisons. La première est que, dans la neutralité, se forme une égalité totalisante, une réduction de l’Autre au Même insupportable. C’est bien dans l’individualité, dans la personnalité unique et infinie, que réside son identité. Un visage non neutre signifie qu’en lui la personne est individuée, tout sauf indifférenciée. Or, on vient de voir (et la citation du Rabbi Yochanan qui suit le montre également) qu’il est impossible de ne pas se laisser toucher par l’appel du visage, qu’il est impossible de rester indifférent à la nudité et au dénuement. Dans un second temps, on remarque la grande fréquence, dans les passages abordés, de la notion de hauteur pour parler d’Autrui, de cette différence d’altitude, de rang (la première citation, en exergue de ce paragraphe, est explicite : « donner au maître, au seigneur, à celui que l’on aborde comme « vous » dans une dimension de hauteur »). Quelles sont ces paradoxales « Hauteur et Humilité d’Autrui (TI p. 218.)» ? L’Autre, c’est toujours celui dont le visage est en Hauteur, et ce n’est pas incompatible avec une certaine humilité dans la mesure où cette hauteur et la hauteur que nous lui attribuons, l’infinie distance que nous prenons avec lui dans la relation éthique.
Il semble essentiel de se rappeler que la neutralité n’est pas pour la paix une condition de possibilité. Au contraire, on a vu que la paix naissait de la différence, puisque c’est cette dernière qui induit le respect face au visage de l’infiniment Autre.
Une responsabilité contraignante ?
La grande liberté qui m’est offerte de manifester ma bonté n’est-elle pas porteuse d’une responsabilité ? Et cette dernière, la choisis-je de façon libre ou m’est-elle imposée ? L’éthique de la libération formulée par Lévinas est – ou du moins semble être – en effet vectrice d’une contraignante responsabilité, d’autant plus lourde que Lévinas va agrandir au maximum son champ d’application. Quand il explique que « dans l’expression, l’être qui s’impose ne limite pas mais promeut ma liberté, en suscitant ma bonté (TI p. 219.) », l’auteur ne fait-il pas allusion à cet « être qui s’impose », malgré le fait qu’il « ne limite pas » ? Comment résoudre cet apparent paradoxe, qui mêle liberté et contrainte, comme si le visage s’offrait comme un choix libre de la contrainte ? Mais alors, si le « tu ne tueras point » est réellement la première parole, antérieur à tout autre dit, et qu’elle contient en elle les deux versants, négatifs et positifs, de la relation, ai-je vraiment le choix ? Ou ne me faut-il jamais entrer en relation avec Autrui ?
Impossible d’« être sourd à son appel (TI p. 219) » ! Le discours du visage, en tant qu’il me provient de l’être différent, ne peut me laisser indifférent ! Ici, la responsabilité éthique s’étend jusqu’au point de nous mettre en faute, une faute irrémissible dans la mesure où notre devoir porte sur l’entièreté de l’humanité. Une telle justification éthico-religieuse de la responsabilité ouvre la porte à un discours de la culpabilité qu’il est intéressant de replacer dans le contexte de Lévinas, grand exégète talmudique. On retrouve évidemment une telle culpabilité dans les religions dites du Livre qui partagent, selon des modalités parfois différentes, le questionnement au sujet de la faute originelle portée par les générations de descendants, coupables jusqu’à la fin des temps de l’existence du mal sur terre. Notons que Catherine Chalier fait remarquer que « les mots frère (ah) et autre (aher) sont formés sur la même racine en hébreu. De même le mot responsabilité (acharaiout)6 », la discussion sur la place de la responsabilité individuelle vis-à-vis d’Autrui dans la tradition juive est lancée !
On comprend assez bien l’asymétrie dans ce contexte de responsabilisation maximale du Moi : l’éthique s’impose à moi, pas à l’autre, elle repose toujours sur moi, « la paix doit être ma paix, dans une relation qui part d’un moi et va vers l’Autre (TI p. 342.) ». La paix est donc ma propre paix dans un contexte d’asymétrie, mais cela ne donne pas de pistes concrètes pour une quelconque application de cette éthique à la société telle qu’elle existe. En effet, l’éthique étant fondée sur l’injonction fondamentale, il faut bien reconnaître que nous nous trouvons face à une avalanche d’injonctions (peut-être même contradictoires), en tous temps et tous lieux, puisque chaque visage est parole ! La responsabilité pleine et universelle semble donc impossible à pratiquer.
Conclusion : l’éthique lévinassienne
Lévinas ne parle pas de l’amitié pour parler du modèle éthique, certainement parce qu’il souhaite mettre en place une éthique de la rencontre, et que celle-ci implique qu’on puisse rencontrer n’importe qui, celui même qui ne pourra jamais être un ami. On comprend dès lors que le face-à-face soit la situation indépassable du lien éthique, l’obligation pour moi d’avoir à envisager l’inenvisageable du visage d’Autrui ! Parce que considérer Autrui, c’est toujours avoir à répondre de la révélation de son visage.
On a constaté, en pratique, la quasi inefficience de l’éthique de la responsabilité universelle (l’interdit du visage est effectivement constamment transgressé), Lévinas a toutefois le mérite d’avoir énoncé les conditions de possibilité d’une éthique fondée sur le rapport à autrui. Dans un entretien donné en 1985, Lévinas, comparant son éthique aux précédentes dira que sa manière d’aborder la question est différente, qu’« elle part de l’idée que l’éthique surgit dans le rapport à autrui, et non pas, d’emblée, par une référence à l’universalité d’une loi7 ». On pense traditionnellement une éthique de manière pratique (la question du que dois-je faire ?), Lévinas renverse une fois de plus cet élément pour faire de son éthique la condition de possibilité d’une autre chose plus importante, l’asymétrie de la paix, la reconnaissance de la transcendance de l’Autre.
Notes
- Lévinas, Emmanuel, Totalité et infini, Livre de Poche, Paris, 2006, p. 38. Toutes les citations de cet ouvrage, abrégé plus loin TI, seront indiquées dans cette édition entre parenthèses. Toutes les notes de cet articles renvoient aux références des citations qui ne sont pas tirées de cet ouvrage. ↩
- Lévinas, Emmanuel, 18 janvier 1987, préface à l’édition allemande de Totalité et infini, cité par Faessler, Marc, « Dieu envisagé », in Répondre d’autrui, Emmanuel Lévinas, Editions de la Baconnière, Neuchâtel, 1989, p. 95. ↩
- Lévinas, Emmanuel, « Détermination philosophique de l’idée de culture », in Philosophie et culture : Actes du XVIIe Congrès mondial de philosophie, Montréal, 1983, Editions du Beffroi – Editions Montmorency, 1986, p.81. ↩
- La Bible, traduite du texte original par les membres du rabbinat français, Kahn, Zadoc (dir.), Librairie Durlacher, Paris, 1960, p. 91. ↩
- La Bible, traduite par Chouraqui, André, Desclée de Brouwer, Belgique, 1985, p. 152. ↩
- Chalier, Catherine, Les Matriarches, Editions du Cerf, Paris, 1986, p. 64. citée dans Plourde, Simonne, Emmanuel Lévinas, Altérité et responsabilité, Editions du Cerf, Paris, 1996, p. 55. ↩
- Entretien réalisé en 1985 pour l’hebdomadaire Construire, reproduit dans Répondre d’autrui, Emmanuel Lévinas, Editions de la Baconnière, Neuchâtel, 1989, p. 9. ↩
Lu par hasard, à propos de ce seul mot “épiphanie”, rencontres vécues de visage à visage à Paris, avec un écrivain “très ancien” rescapé des camps de la mort, rencontres où un visage ridé et très ancien lui aussi s’éclairait peu à peu d’une lumière, par l’intérieur, et devenait beau …alors c’était aussi cela “l’Epiphanie”, la visite des mages et des images, merci pour Lévinas et la bonté sérieuse et la beauté des pages, un simple livre entrouvert.. AM