C’est l’histoire de Goliath qui voulait se faire passer pour David1. Le paysage de la presse suisse est aujourd’hui très largement dominé par un très petit nombre d’acteurs incontournables. Et l’offre numérique ne fait pas exception. C’est alors que l’arrivée d’un nouveau venu, là où deux grands groupes quasi monopolistiques consolidaient tranquillement leur emprise sur les médias suisses (à grands coups de rachats d’annuaires et de services online), pose problème : la SSR cannibalise-t-elle le marché lorsqu’elle quitte son domaine Radio/TV pour produire des contenus web ?
C’est ce que laisse croire Pietro Supino (président de Tamedia, l’information n’est pas anodine) dans une tribune intitulée “C’est le moment d’imposer des limites à la SSR avant qu’elle n’étouffe les médias privés” publiée hier et dont Pascal Décaillet chante les louanges aujourd’hui dans son “SSR contre éditeurs, une guerre de titans qui n’est pas la nôtre“. Etrange peut-être que ces avis soient justement publiés dans Le Temps, un des médias qui, par la qualité des contenus qu’il propose à ses lecteurs et par la richesse des compétences de ses journalistes, a certainement le moins à craindre de la concurrence des sites d’information en continu (et est un des seuls média online à ne pas publier quotidiennement des galeries de bikinis pour augmenter ses pageviews…).
Pour se faire une idée des rapports de force qui se tendent entre les différents titres de médias online, un petit détour par le panorama des audiences de ce mois de février :
Cette visualisation montre l’extrême centralisation du paysage médiatique en Suisse : 5 groupes rassemblent la quasi-totalité des médias online (pas en terme de diversité mais de “parts de marché” du web helvétique). Parmi eux, Ringier, Tamedia et la SSR se partagent 55% de l’audience (de tous les sites affichés ici), un pourcentage encore plus fort si on ne tient compte que des sites de médias (les cercles foncés ci-dessus) : 35.5% des audiences web pour Tamedia, 18.2% pour Ringier et 17.2% pour la SSR2 (suivent le groupe NZZ avec 9.2% et Springer avec 4.9%). Alors, qui est Goliath et qui est David ?
On observe, en particulier sur le graphique de droite dont l’échelle logarithmique permet de s’affranchir visuellement du très grand écart qui existe entre les échappés que sont Blick et 20Minutes et le peloton, que le nombre de pages vues par visiteurs uniques augmente plus vite que l’augmentation du nombre de visiteurs. En résumé, alors que pour les sites fréquentés par moins de 100’000 visiteurs uniques par mois ces derniers consultent entre 4 et 20 pages, cette fourchette est plutôt de 8 à 120 pages sur les sites fréquentés par 100’000 à 5 millions de visiteurs uniques par mois. Les “gros” sites ne sont donc pas uniquement importants en terme de public mensuel, mais également en terme de fréquentation régulière.
Note à propos des données : ces chiffres proviennent des rapports NET-Metrix et concernent le mois de février 2015. Tous les sites recensés par cette source ne sont pas visualisés ci-dessus, seuls les sites de médias sont affichés, auquel on ajoute à titre de comparaison une sélection de sites divers dont l’audience est la plus forte. On notera également qu’il est possible que quelques médias ne soient pas partenaires de NET-Metrix et qu’ils n’apparaissent donc pas. Il ne s’agit donc pas d’un panorama de tout le web suisse, mais des principaux domaines. (*) Les données de La Liberté sont prises sur un mois antérieur puisqu’elles ne sont plus disponibles cette année. On notera également que le résultat d’un comptage des “visiteurs uniques” et “pages vues” dépend beaucoup de l’outil et de la méthodologie : ces valeurs permettent donc de comparer les médias entre eux, inutile de les rapporter à des comptages Google Analytics ou autres. N’hésitez pas à pointer les oublis ou les classifications erronées (dans les commentaires ci-dessous ou sur Twitter), je me ferai un plaisir de corriger.
De la quantité à la qualité ou de la qualité à la quantité ?
- Remplacez éventuellement par “Léopold III de Habsbourg qui voulait se faire passer pour Arnold von Winkelried”, pour une touche plus locale. ↩
- Hors Télétexte. Sans oublier non plus qu’une grande partie des pages vues sur les sites de la SSR concernent des contenus non éditoriaux (ceux critiqués par le président de Tamedia): programmes TV, météo, etc. ↩
Merci beaucoup Martin pour cette très belle étude 🙂
Je pense effectivement que plus les budgets médias des services marketing passerons vers le numérique, et plus les tensions vont se renforcer !
J’avoue que ce qui m’a le plus amusée/navrée dans ce pamphlet d’opinion c’est la condescendance du ton (qui se sent obligé de nous expliquer un conte connu de tous en un très long paragraphe par exemple) et l’illogisme des propos. Citer la BBC comme exemple de “service public” alors que justement la BBC a fait partie des premiers médias à diversifier son contenu et ses plateformes sur le web, c’est méconnaitre totalement le sujet.
Au final, la qualité du contenu, malgré ce qu’en pensent certains, est ce qui fera que les médias résisteront au “grand méchant internet”, à condition de savoir toucher des lecteurs, spectateurs, auditeurs, sur les plateforme où ils sont.
J’ai l’impression de lire la prière d’un général condamné qui ne sait même pas encore que certains dans son armée se débrouillent très bien déjà dans l’après-guerre. Inutile ? Egocentrique ? ou simplement un peu pathétique ?
D’accord sur la question de la qualité (c’est évidemment mon point dans ce billet). Je ne serais certainement pas aussi critique sur le pathétisme du billet d’opinion de Supino : je pense en effet que c’est un message froidement stratégique qui s’exprime ici, plus qu’un message plein de πάθος. Je ne pense pas qu’il ait raté une étape et s’est fait dépasser, mais plutôt qu’il pourrait essayer de le faire croire pour se donner un argument contre la redevance en vue des prochaines votations.
Cher Monsieur,
Votre démonstration ne tient pas la route! Vous comparez des poires et des pommes. L’audience du groupe Tamedia n’a aucune pertinence en tant que telle; les entités du groupes sont indépendantes et doivent être rentables indépendamment les unes des autres. Ce qui signifie que, comme chez Nestlé ou Novartis, les activités les moins rentables sont peu à peu désinvesties et abandonnées. Nestlé ne maintiendra jamais une activités dans les glaces parce Nespresso compenserait les pertes dans les friandises. Si on retranche donc logiquement les site de e-commerce, la situation des sites de médias est donc très délicate d’autant que l’un des concurrent, le géant SSR offre des services d’information gratuits, vise la publicité alors que le sites de médias tentent de monétiser leur contenu! Economiquement, c’est un peu comme si à une fête de la bière les commerçants vendaient leur bière alors que les organisateurs de la fête l’offrait gratuitement. A long terme, qui pensez-vous qui subsisterait? Les groupes de presse ont donc à faire à une concurrence faussée, déloyale! C’est cela que M. Supinon dénonce! Redevance et publicité ne sont pas compatibles et la redevance (devenue un impôt) ne devrait financer que les activités que le marché commercial n’est pas en mesure de supporter!
Merci pour votre commentaire. A noter d’emblée que je ne propose pas une démonstration, mais simplement l’explicitation visuelle de chiffres qui existent (et peuvent être critiqués, mais leur méthodologie, bien qu’assez opaque, permet d’exclure qu’ils ne soient pas comparables entre eux – pommes ou poires qu’ils soient). Je ne cherche d’ailleurs pas à montrer à quel point Ringier et Tamedia s’appuient sur des sites commerciaux pour “rentabiliser” leurs autres activités (médias par exemple) puisque je ne fais que montrer une situation : aujourd’hui – et dans le contexte du web – ces groupes ont effectivement des oeufs dans différents paniers.
Je n’ai pas comme vous le regard d’un acteur de ce champ pour juger de l’intensité de la tension qui se joue aujourd’hui entre médias membres d’un grand groupe et SSR, mais uniquement le regard d’un consommateur qui d’une part paie volontiers sa redevance pour garantir qu’il existe quelque part une information au service de chacun, et d’autre part paie ponctuellement ou sur abonnement des médias dont la qualité, l’aspect local ou la profondeur de vue ne sont pas égalées ailleurs (et finalement, tant pis pour les autres, Blick etc.).
Au passage, je me permets de vous faire remarquer que si la redevance était un impôt et pas une taxe, elle serait progressive en fonction du revenu des contribuables, ce qui serait par ailleurs un bienfait pour les consommateurs…
Sans allonger. Je prends une image. Que se passerait-il si les CFF opéraient des hôtels et finançaient un rabais des chambres par la vente des billets de chemin de fer? Pensez-vous que les hôteliers privés l’accepteraient? Or, c’est précisément ce que fait la SSR: elle joue dans le domaine de l’information en subventionnant ses rédactions par une redevance, devenu un impôt (un impôt n’est pas forcément proportionnel mais une taxe à laquelle on ne peut pas échapper même si on n’utilise pas un service; ce qui est le cas puisque tous les ménages y sont astreints même s’ils n’ont pas de tv ou Internet). Le problème principal est simple: la publicité finance de moins en moins le sites d’informations (elle migre sur les sites de e-commerce) et l’information payante ne parvient pas à s’imposer en raison d’une offre gratuite pléthorique et parfois de bonne qualité quand elle est financée par la redevance….
Merci pour la précision. Vous confirmez donc que votre critique s’exprime dans le registre politique (légitime, d’ailleurs, puisqu’une votation est à l’agenda, mais dans lequel on trouvera autant de positions dogmatiques que de modèles économiques), et pas dans le registre purement descriptif du petit graphique ci-dessus.
Encore une fois, je réaffirme croire que Le Temps et une poignée d’autres titres en Suisse sont aujourd’hui susceptibles de tirer leur épingle de ce jeu.
Non, je ne suis pas d’accord. Pour moi, comparez des audiences n’a de sens que si ces audiences sont dans un même modèle économique. On compare des banques entre banques mais pas des banques et des laiteries. C’est ce que vous faites! Par ailleurs, désolé mais dans le modèle actuel, Le Temps n’a strictement aucune chance de se financer….Seule une diversification forte en-dehors de l’information peut lui assurer son avenir, comme c’est le cas pour le FT ou le WSJ dont les revenus sont aujourd’hui à 50 % assurés par des prestations autres que la vente d’informations! Pour votre info, la SSR en Suisse romande emploie l’équivalent des deux tiers des journalistes du Temps pour son seul site internet. Essayer de concurrence un tel monstre….
Je suis un peu surpris qu’un expert comme vous semble ignorer les réalités économiques…
Ici, on compare des audiences web brutes, il n’y a pas de place pour la pondération ou la sélection subjective (celles-ci viennent ensuite dans l’analyse qualitative des données) : concrètement, quel que soit le modèle économique, on mesure pour tous les sites la “même” audience, visiteur unique par visiteur unique. Pour reprendre votre exemple, si on décide de compter les personnes qui entrent dans une banque et les personnes qui entre dans une laiterie, ces données sont parfaitement exploitables parce qu’elles expriment la même réalité, simple et brute. Pour changer de médium, est-ce qu’on mesure différemment l’audience des chaînes de France Télévisions de celle des canaux privés ?
D’ailleurs, qu’un site soit vu par beaucoup de monde ou pas n’est pas une conséquence de son modèle économique mais une conséquence de la qualité, du nombre et de la nature de ses contenus (disons que la seule exception extrême où le modèle économique pourrait entrer en ligne de compte serait par exemple un site qui affiche tellement de publicités qu’il en dégoûte ses utilisateurs). Donc ce corpus de données est “intègre”. C’est ensuite au commentateur de le faire parler, et c’est là qu’on tombe dans ce que j’appelais le “registre politique” (puisque ces données pourront évidemment être reprise pro- ou contra- redevance).
Et si on tient tellement à pondérer ces audiences, il faudra bien prendre en compte que les pages vues sur les sites de la SSR sont en très grande majorité des démarrages de vidéos ou d’audios, des contenus “traditionnels” de ce média, qui sont simplement valorisés sur ce nouveau support, pas des contenus rédactionnels créés juste pour ce dernier (et d’ailleurs, les contenus rédactionnels purs sont assez peu nombreux et pas souvent de beaucoup d’intérêt sur le site de la RTS). Conséquence, et bien que, comme vous le soulignez, je suis ignorant des détails de la réalité économique/professionnelle de la rédaction de la RTS, il est assez certain que les nombreux postes “web” de celle-ci sont également en grande partie occupés à post-produire les contenus TV/Radio pour les rendre accessibles sur le web (ce qui, du point de vue du consommateur, est complètement dans la cible d’un service public).
Non. Pour les effectifs, il s agit de collaborateurs pur web! C est un facteur dix par rapport à la presse ecrite!
Votre ignorance me stupefie!
Ah ah, désolé de vous causer autant de hausses de tension, et navré de n’être ni employé de la RTS ni payé par elle pour rédiger ce billet pour pouvoir vous répondre avec plus d’acuité ! 😉
Mais je maintiens, on est là encore dans le domaine de l’explication, pas celui de la simple exposition de ces chiffres.
Et entre nous soit dit, je trouve la réponse de Marchand excellente.
Personnellement, même retenue que pour Supino : je trouve que le ton et l’énumération des bienfaits de la SSR ne manque pas de condescendance…
J’avoue que cette condescendance m’a fait sourire, ce qui n’était pas le cas du premier texte.
Je ne vois pas Le Courrier dans ce graphique. Il est vrai que lui non plus ne publie pas de galeries de bikinis. Mais peut-être que la dimension d’un pixel n’est pas assez petite pour représenter son audience 😉
C’est juste, le Courrier, effectivement réputé pour son allergie bienheureuse aux galeries de bikinis, n’est pas partenaire de NET-Metrix et n’est donc pas affiché ici. Je l’ai ajouté à la liste des médias absents (dans les “mises à jour” au bas du billet).
Hello Martin ! Superbe article, merci !