L’anglais est-il définitivement la langue de la science ? Peut-on encore se permettre de communiquer en français, en allemand ou en italien ? Doit-on, à contre-courant d’un sens pratique réducteur, mettre en place des mécanismes qui permettent à des chercheurs de soumettre des communications dans leur propre langue dans des colloques internationaux ?
Illustrant ce questionnement, le colloque annuel des humanités numériques #DH2014 (dh2014.org, 7-12 juillet 2014 à Lausanne), dans l’esprit de ce mouvement qui prône une ouverture bienvenue aux minorités, a proposé son appel à contributions dans 23 langues. Or, et malgré le grand succès de cet appel qui a reçu un nombre record de propositions (589), non seulement la communauté scientifique non-anglophone a très peu utilisé la possibilité qui lui était offerte de soumettre des communications dans une autre langue que l’anglais, mais les articles, posters et tables-rondes proposés en français, allemand, espagnol et italien ont été très souvent recalés par le comité de sélection (voir ci-dessous).
Ainsi, la proportion globale de communications anglophones passe de 92 % à 95.9% entre la phase de soumission et la phase de validation. Quand bien même le comité se vante d’un taux d’acceptation de près de 60% (ce qui est correct globalement si on tient compte des communications qui ont été retirées par leurs auteurs dans l’intervalle), le taux d’acceptation est divisé par deux pour les communications non-anglophones (29.8%) ! On notera que l’on peut discuter la validité de cette comparaison en raison de la proportion très marginale de communications non-anglophones (47 soumissions contre 539), mais c’est justement cette marginalité et sa prise en compte qui est questionnée ici !
Explications possibles
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La science anglophone est meilleure que les autres.
Si les communications francophones, germanophones, hispanophones, etc… on été si clairement refusées, c’est qu’elles étaient tout simplement de moins bonne qualité que les propositions de communications anglophones. Un argument douteux puisque de nombreux articles ont été soumis en anglais par des représentant de la “science” française, espagnole, allemande, etc…
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La science anglophone a une approche plus pertinente que les autres.
Dans un domaine aussi technique, on peut facilement imaginer que des écoles méthodologiques ou culturelles entrent en conflit. Concrètement, si le comité est composé d’une majorité de membres provenant d’une école, il y a fort à parier qu’on retrouve parmi les papiers acceptés une très forte majorité de recherches portant ce sceau (sans que le comité ne s’en rende forcément compte). Ici aussi, difficile de croire en une telle partialité, de même que le contre-argument des chercheurs non-anglophones publiant en anglais s’applique également (mais dans une moindre mesure puisque dans la rédaction d’un abstract en anglais, on adopte parfois un style anglophone, par mimétisme). On peut toutefois imaginer que le comité, privilégiant les communications très technique, a de facto été plus critique envers les approches plus traditionnelles, plus susceptibles d’être appliquées dans les régions francophones.
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Le comité de sélection ne parle que l’anglais.
Ou du moins, n’accueille pas en son sein une proportion suffisante de locuteurs d’autres langues et n’a pas mis en place un réseau d’experts multilingue efficace pour traiter les 23 langues de l’appel à contributions.
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Le multilinguisme pose trop de problèmes techniques concrets.
Entre la peur de devoir traduire en direct une conférence en romanche et le risque de voir l’auditoire se vider en pleine session si celle-ci contient une conférence en français encadrée de trois conférences en anglais, le multilinguisme pose des problèmes réels aux organisateurs. Ceci étant, ces problèmes se posent dans un second temps et ne devraient pas influencer la sélection (si malgré tout cela devait se révéler être le cas, alors il y a une discrimination grave sur un aspect non-scientifique).
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Ce n’est pas un problème de langue, mais de réseau de cooptation1.
Dans certains colloques, il apparaît de manière évidente que le choix des keynote speakers et d’une partie des panelistes découle plus du réseau personnel des membres du comité que de choix scientifiques. En l’occurrence, la composition très anglophone du comité expliquerait pourquoi les chercheurs retenus le sont aussi en grande partie, puisque faisant partie d’un cercle plus ou moins large autour des décideurs.
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Quand on est bon, on choisit l’anglais2.
Si le chercheur sait ou croit savoir que sa communication est de bonne qualité, il pourrait souhaiter la rendre accessible au plus grand nombre, raison pour laquelle les papiers soumis en anglais (par des non-anglophones) seraient en moyenne de meilleure tenue que les autres. Par ailleurs, le fait d’être capable de communiquer en anglais est, pour un chercheur non-anglophone, un indicateur de ses compétences et de son “internationalisme” (mais pas toujours, évidemment, sans compter les papiers rédigés dans un anglais très approximatif).
▶︎ Note: ces tentatives d’explication sont volontairement provocatrices. Je me réjouis néanmoins d’avoir le point de vue d’autres chercheurs sur la question.
Conclusion
Finalement, plus que la sélection et son résultat étrange, c’est la volonté babélique de permettre des soumissions en 23 langues qui doit être remise en question. Mise en échec en raison du peu de moyens qui lui ont été alloués (pas assez de publicité auprès des chercheurs non-anglophones et/ou pas assez de prise en compte de ces minorités) et de la transparence toute relative qui entoure les travaux du comité de sélection, cette stratégie “des 23 langues” marque un auto-goal dommageable : elle montre que la diversité n’est pas souhaitable et encourage in fine les chercheurs qui craignent la discrimination à ne soumettre qu’en anglais. D’ailleurs, on est en droit de s’interroger sur le but de cette stratégie : si l’objectif d’un tel congrès international est bien de faire se rencontrer 600 chercheurs du monde entier, ne faudrait-il donc pas se rabattre sur une langue unique (anglais ou pas), accessible à tous, plutôt que de faire miroiter à chacun la possibilité de communiquer confortablement dans sa langue ?
Bref, soit on y met les moyens, soit on ne s’y lance pas.
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À propos des statistiques d’acceptation des communications de ce colloque, ne ratez pas le billet et les visualisations de Scott Weingart.
En passant, je me réjouis beaucoup de la création d’Humanistica, l’association francophone des humanités numériques, qui a pour mission (entre autres) de représenter les chercheurs francophones dans le champ très dynamique mais aussi très flou et complexe des digital humanities.
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UPDATES
Cette réflexion a créé un riche débat sur les réseaux sociaux. Retrouvez également deux réponses plus circonstanciées dans les blogs suivants :
- Elika Ortega – Local and International Scalability in DH (2.7.2014)
- Domenico Fiormonte – Dreaming of multiculturalism at DH2014 (7.7.2014)
- Giorgio Guzzetta – Digital utopias: cosmopolitan vs ethnocentric vs glocal vs global (9.7.2014)
Cette dernière phrase semble dure mais juste.
dura sententia, sed sententia 😉
Quand on est bon, on choisit l’anglais.
Si le chercheur sait ou croit savoir que sa communication est de bonne qualité, il pourrait souhaiter la rendre accessible au plus grand nombre, raison pour laquelle les papiers soumis en anglais (par des non-anglophones) seraient en moyenne de meilleure tenue que les autres. Par ailleurs, le fait d’être capable de communiquer en anglais est, pour un chercheur non-anglophone, un indicateur de ses compétences et de son “internationalisme” (mais pas toujours, évidemment, sans compter les papiers rédigés dans un anglais très approximatif).
C’est le meilleur argument, en tout cas le plus proche du mien
Oui, je suis absolument d’accord avec vous. Ceci étant, que fait ce bon chercheur multilingue quand il se retrouve face à un call for papers en 23 langues avec l’intention revendiquée de faire une place aux “minorités” linguistiques ?
De mon expérience nécessairement biaisée à l’interface biologie – informatique, la raison #6 semble extrêmement probable. Elle me semble difficile à distinguer de la #1, ou alors il faut préciser la #1 en disant non pas “la science anglophone” mais “la science de pays anglophones”, ce qui est un peu différent.
Oui, j’emprunte cette expression de “science anglophone” (voir même “science anglaise”) au vocabulaire savant de la fin du XIXe siècle qui voit une unité scientifique (des “courants”) derrière l’unité linguistique. C’est probablement mal explicité ici 😉
Merci pour cette information! C’est vrai que l’anglais reste toujours la langue la plus employée et la plus demandée aussi surtout dans le monde professionnel
C’est bien utile de chiffrer tout cela. Aurais-tu les données pour les communications soumises en anglais en fonction du pays de l’auteur ?
Merci de l’intérêt ! Non, malheureusement je n’ai pas les données concernant le pays des auteurs puisque je n’ai pas accès aux arrières-cours du comité DH2014 (seulement aux outputs publics). Mais ce serait effectivement intéressant de pouvoir se rendre compte du nombre de résidents de pays non-anglophones qui proposent en anglais.
Je dois partager ici mon expérience de peer-reviewer pour DH (même si je n’ai pas participé au peer-reviewing pour DH2014, je l’ai fait pour plusieurs éditions précédentes).
Je n’ai jamais résidé ni travaillé dans un pays anglophone, je ne suis pas de langue maternelle anglaise, et je me suis inscrite pour faire des peer-reviewings de soumissions en anglais et dans deux autres langues européennes.
Ma constatation est simple, sans idéologie: les soumissions faites dans les deux langues européennes étaient en général nettement moins bonnes que celles en anglais. A tel point que j’ai, honnêtement, envisagé de ne plus proposer de faire de peer-reviewing dans ces langues, pour ne plus avoir à lire ces propositions décevantes.
Merci beaucoup pour ce point de vue tout à fait renseigné !
Donc, vous adhérez plutôt au point n°1 (et/ou le 6) ? Mais les papiers des non-anglophones écrits en anglais ne sont-ils pas encore pires que les papiers écrits dans une autre langue ?
Ni 1 ni 6 🙂
Pour le point 1, je trouve l’argumentaire dangereusement biaisé: “Si les communications francophones, germanophones, hispanophones, etc… on été si clairement refusées, c’est qu’elles étaient tout simplement de moins bonne qualité que les propositions de communications anglophones. Un argument douteux puisque de nombreux articles ont été soumis en anglais par des représentant de la “science” française, espagnole, allemande, etc…”
Je suis d’accord jusqu’à la dernière phrase, mais celle-ci montre que par anglophone ici sous-entend plutôt en fait “nativement anglophone”. Car sinon je ne vois pas en quoi l’argument qu’elle porte rend douteuse la proposition de la première phrase.
Pour le point 6, je ne suis pas d’accord avec les raisons que vous avancez pour le choix de l’anglais. Selon l’argument développé dans ce point, le chercheur ferait le choix de diffuser dans sa langue maternelle ou en anglais selon ce qu’il estime être la qualité de sa communication. Je ne pense pas que cela se joue ainsi.
Mon analyse est que, dans une conférence internationale d’une communauté scientifique où tout le monde sait que l’anglais est la seule langue commune à tous les participants, il y a deux raisons pour soumettre une communication dans une autre langue:
1) une raison idéologique, et là sans entrer dans le débat il n’y a pas de raison pour que la comm’ soit de qualité moindre que les autres
2) une raison pratique: le chercheur ou le projet ne dispose pas des ressources et connaissances linguistiques nécessaires pour s’exprimer en anglais; c’est là que la soumission en langue non-anglais peut être, en fait, un indicateur de la faiblesse d’une communication. Elle peut alors être un marqueur d’un manque d’envergure ou de maturité du projet, d’une intégration insuffisante dans le “grand bain” international, etc. etc. Ce n’est pas une règle absolue, évidemment, mais d’après mon expérience elle est souvent vérifiée.
Les papiers de non-anglophones écrits en anglais seraient-ils pires que les papiers écrits dans une autre langue? Je ne vois pas pourquoi, à moins d’écrire ses communications avec Google Translate! 😀 Sérieusement, je publie et communique en français et anglais et j’espère bien que mon anglais (écrit au moins) ne choque pas mes lecteurs. Si toutefois c’était le cas, et que le chercheur n’a pas un bon niveau d’anglais et n’a pas trouvé le moyen d’avoir une relecture et correction de sa comm’ par un bon anglophone, natif ou pas, cf. mon point 2 ci-dessus… 😉
N’oublions pas enfin, que les peer-reviewers des comm’ en anglais peuvent très bien être eux-mêmes des non-anglophones natifs (comme je l’étais). Quand on pense aux peer-reviewers des comm’ anglophones, il ne faut pas imaginer des Lords anglais tout droit débarqués d’Oxbridge qui se gaussent de nos maladresses syntaxiques autour d’une tasse de Darjeeling, mais tout simplement des chercheurs internationaux qui participent à un grand dialogue international, autour d’une langue de communication bien pratique…
Ah ah, j’ai joué l’avocat du diable en vous proposant de vous rallier aux points 1 et 6. En fait, je suis tout à fait d’accord avec vous sauf sur un point, où se cristallise toute la critique de ce billet, dans votre phrase : dans une conférence internationale d’une communauté scientifique où tout le monde sait que l’anglais est la seule langue commune à tous les participants.
Non, justement, le comité d’organisation a fait croire que ce ne serait pas le cas cette fois-ci, en proposant exceptionnellement un CFP en 23 langues ! Mais sans l’assumer finalement en le médiatisant pour que les chercheurs en soient conscients (ce qui a eu pour conséquence que les dégâts ont été limités à quelques chercheurs qui se sont laissés prendre par ce mirage de l’intégration multilingue). Je ne défend pas le multilinguisme en conférence, je critique l’illusion qu’on a voulu en donner, pour en rester finalement à un schéma traditionnel anglophone (qui est évidemment bien pratique).
Intéressant… Pensez-vous vraiment que les chercheurs qui ont proposé “en langues” (pour emprunter une expression évangélique plus agréable que “pas-en-anglais” ;)) sont “tombés dans un piège”? Y a-t-il eu notablement plus de soumissions “en langues” cette année suite au CfP multitraduit, que les années précédentes?
Dans la négative, personne n’est tombé dans un piège, et on a été dans le même schéma que les années précédentes: les projets bien ficelés présentés “en langues” sont acceptés, ceux qui ne sont pas au niveau sont rejetés, et puisque ici la soumission “en langues” est un marqueur potentiel de problèmes dans la maturité / conception du projet, il est normal statistiquement que le taux d’acceptation soit moindre parmi les papiers non-anglophones.
Et quand bien même il y aurait eu plus de soumissions “en langues” cette année, je reste persuadée que si elles avaient été bien ficelées cela n’aurait pas eu d’impact sur leur taux d’acceptation.
Pour moi, il n’y a pas de piège.
Là où je trouve votre angle d’approche un peu dur, c’est lorsque vous blâmez les organisateurs de DH2014 pour avoir produit ce CfP en 23 langues (action à mon avis sans conséquences). Si blâme il doit y avoir, il doit être destiné à l’ensemble du mouvement qui pousse très fortement au multilinguisme “politiquement correct” en DH, pour faire perdre du temps à tout le monde.
Oui, concrètement j’ai eu plusieurs retours de personnes qui ont pris ce CfP comme un appel au multilinguisme (parce que cette diversité n’avais jamais été proposée auparavant) et qui n’ont pas soumis en anglais pour soumettre dans leur propre langue. Il n’y a donc certainement pas eu de volonté de “piège” de la part des organisateurs, mais des chercheurs qui ont été piégés par ce qu’ils ont pris comme une volonté forte de diversité (qui n’en était pas une, ou avortée). Les lampes ne sont pas des pièges sciemment destinés à tromper les papillons de nuit, il n’empêche qu’ils sont attirés. Certains ont-ils été trop naïfs ?
Il serait bien sûr très intéressant de pouvoir croiser les données utilisées ci-dessus (publiques) avec les données de nationalité/langue maternelle des auteurs, pour voir si les communications anglophones écrites par des anglophones ont effectivement également été soumises à un taux d’acceptation de 30% (et donc qu’on trouve beaucoup de communications anglophones écrites par des locuteurs d’autres langues dans les communications retenues).
Je comprends votre frustration et agacement vis-à-vis de cet échec pluri-linguistique.
Je voudrais rajouter une précision à un des arguments. Même si je ne suis pas chercheur, j’ai souvent entendu dire par mes professeurs, notamment en histoire ancienne (ma spécialité), que les auteurs anglophones, au moins pour une partie certaine d’entre eux, lisent assez peu souvent les autres langues que l’anglais. Par conséquent, ce n’est peut-être pas une adaptation des non-anglophones à la lingua franca qu’est l’anglais (car c’est un fait), mais une volonté d’être lu par le plus grand nombre d’anglophones. Certes, cela rejoint un des arguments exposés, mais d’une manière inversée.
Belle manière de représenter ces informations ! Quel logiciel avez-vous utilisé ?
Merci. Pour le logiciel, désolé de vous décevoir, mais c’est tout simplement du dessin… (Inkscape)