La bipartition des champs de recherche en « nouvelles » et « anciennes » dynamiques, évoquée par Yannick Rochat, laisse croire à tort que l’irruption du numérique dans l’académie a été un moment charnière dans le développement de cette dernière. Hors, ce n’est qu’assez tard qu’on commence à s’interroger sur les apports de ces technologies dont l’adoption a été très inégale selon les disciplines. Il ne s’agit pas ici de minimiser le digital turn, dont l’importance est tout à fait fondamentale, mais plutôt de constater, comme c’est souvent le cas lors de telles « révolutions », que de nombreuses disciplines ont vécu l’émergence du numérique de manière très naturelle.
Finalement, alors que les mathématiques (objet de mon questionnement et de la réponse de Yannick Rochat) ne remettent aujourd’hui plus en question leur utilisation des artefacts du numérique, la situation est bien différente en sciences humaines et sociales. Cette situation explique d’ailleurs la nécessité qu’éprouvent certains chercheurs de sortir symboliquement de leur cadre institutionnel pour s’affilier au mouvement des « humanités numériques ». Ce processus, dont mon interlocuteur a bien relevé que j’étais bien emprunté quant à son qualificatif définitif (utilisant donc « nouvelle dynamique » pour ne pas parler de nouvelle discipline, champ, transdiscipline, etc…), pourrait bien ne jamais se concrétiser dans la création d’une structure académique pérenne puisque son objectif n’est pas tant de se poser en nouvelle discipline que de faire prendre conscience aux disciplines déjà existantes des changements de paradigmes épistémologiques véhiculés par le numérique. Il n’en demeure pas moins que nous vivons une période de transition pendant laquelle il est nécessaire de donner aux chercheurs et étudiants les moyens de s’approprier ces outils. D’où la nécessité de créer des structures de formation à l’intérieur des universités, et pourquoi pas des chaires à cet effet, tout en gardant en tête qu’elles perdront leur raison d’être le jour (prochain) où le numérique aura été adopté à part entière (d’où mon titre). Parce qu’on ne peut pas être des doers, des « faiseurs », sans être préalablement formés (la génération de « codeurs autodidactes » est un mythe), ce qui explique sans doute également que certains de nos vénérables mandarins alimentent les discussions autoréflexives sur les humanités numériques sans en avoir jamais fait !
Cette réflexion sur l’impersistance d’une discipline vouée à disparaître lorsque ses apports auront été digérés par l’entier du champ est partagée dans le milieu journalistique, comme l’illustre le récent article de Jean-Marc Manach sur le datajournalisme (et l’éloquente « infographie » de xkcd).
Finalement, est-ce que nous ne nous dirigeons pas vers un décloisonnement des sciences ? Un mouvement qui irait à l’inverse de l’hyper-spécialisation héritée de la professionnalisation des sciences du XIXe siècle, en construisant tellement de ponts entre les disciplines que les distinctions entre celles-ci deviendront bientôt inintelligibles ?
Ravie de voir que Martin rejoint ce que je tente de dire depuis un moment: soit que c’est nu label de transition! Voir la conclusion de l’un de mes blogs: «En amont du débat (forcément en partie stérile) «numérique»/«digital», la question-clé est sans doute de se demander si ce flottement n’indique pas que c’est au terme d’«humanités» qu’il convient de porter attention, et qui est le véritable enjeu des transformations à l’oeuvre». (http://claireclivaz.hypotheses.org/114)
Il faut sans doute penser les choses au rythme d’un temps relativement lent. Un label de transition certes, mais une transition qui a des effets institutionnels, qui se voit, etc. A commencer par le dernier collectif anglo-anglais-saxon «Defining Digital Humanities».
Comment allers vers la suite? En penser de l’interne de chaque discipline l’accompagnement de la transition. Donc, je continue comme depuis deux ans, à sugger la mise sur pieds de 30 crédits ECTS de spécialisation en DH, à ajouter à un master ou à un doctorat… qui sait, on y arrivera peut-être… les Universités qui prennent ce chemin auront de l’avance sur celles qui structurent du «DH».
Il est normal que Yannick Rochat ait un point de vue différent: dans les nouvelles techno, le label DH est beaucoup plus nécessaire pour un labo, etc., car les autres ne font pas «d’humanités». Nos deux labos suisses techno DH (à Bâle et à l’EPFL), ont donc à mon avis sous ce label, un avenir temps long.
Chère Claire,
Je ne suis pas certain de bien saisir quel est mon “point de vue différent” ? 🙂
Et il y a de nombreux laboratoires “technos” qui touchent aux “humanités” parmi les labos qui m’entourent, rien que le LASIG au bout du couloir…
Concernant les 30 crédits de spécialisation, n’est-ce pas en contradiction avec la volonté de réfléchir à un accompagnement propre à chaque discipline ? Les outils informatiques utiles sont différents dans chaque discipline.