En 2060, il y aura en Suisse plus d’étrangers que de Suisses, clame l’Union Démocratique du Centre (extrême-droite) dans une publicité trouvée ce samedi 18 janvier dans Le Matin. L’encart présente un graphique qui explicite l’ampleur du désastre : alors que la population suisse doublera entre 2013 et 2060, la proportion d’étrangers passera le cap des 50% ! De quoi convaincre toute les votants d’accepter l’initiative populaire “contre l’immigration de masse” de ce parti qui n’en est pas à sa première tentative, menaçant cette fois-ci les accords de libre circulation des personnes entre la Suisse et l’Union Européenne.
[Mise à jour 2015 : voir note 4 ci-dessous]
Faire parler les chiffres… n’importe comment
Petit problème, ces statistiques n’en sont pas vraiment. Ou plutôt, il s’agit d’une extrapolation libre et “linéaire” (selon la légende du graphique) à partir de données de l’Office fédéral de la statistique.
Si l’on y regarde de plus près, avec un graphique dont l’abscisse est correctement disposée, on se rend compte que l’extrapolation de l’UDC n’est linéaire que pour la lente progression de la population “Suisse” alors que la population totale augmente de manière exponentielle, en raison de la population “Etrangère” toujours plus nombreuse.
Oui, la population va probablement augmenter dans ces prochaines décennies, en partie à cause de l’immigration. Mais comment peut-on se permettre de prédire une tendance sur cinquante ans à partir d’une tendance observée sur dix ans ? Avec ce raisonnement, on peut tout aussi bien aboutir aux conclusions suivantes :
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En Suisse en 2060, le 50% de la population sera donc étrangère, mais elle votera à 69% pour un parti xénophobe, tout en étant à 90% en situation de surpoids ou d’obésité !
Vous noterez que les données utilisées sont fidèlement issues de l’Office fédéral de la statistique et de la Chancellerie fédérale, et que mes “exponentielles” sont bien moins forcées que celles du graphique original… Finalement, c’est facile les statistiques !
Note 1 : L’UDC a déjà utilisé un procédé de manipulation similaire lors de la campagne “contre les naturalisations de masse” en dépeignant l’affolante augmentation du nombre de musulmans, voir cet article. Cette manipulation avait fait l’objet d’un article scientifique. Merci à Nicolas Friedli pour ces découvertes. [edit 18.1.14 17:30]
Note 2 : Je viens de découvrir que mon collègue Pierre Dessemontet a lui aussi réagit à cette annonce, retrouvez son analyse ici : Le retour des statisticiens du dimanche ! [edit 18.1.14 18:30]
Note 3 : Plus complète que ma preuve par l’absurde, retrouvez ici l’analyse d’un vrai statisticien, Arthur Charpentier, qui réagit à ce billet avec précision. [edit 20.1.14 8:00]
Note 4 : (Mise à jour 2015) l’UDC remet ça dans ses publicités de campagne des élections fédérales 2015. Un beau graphique dont l’axe vertical n’est pas complet, avec une projection sortie d’on ne sait où et la création d’une catégorie à faire frémir l’Office fédéral de la statistique : les “suisses naturalisés depuis une date”, une catégorie ridicule puisque si on remonte un peu, les vrais suisses seront bien sûr ceux qui sont nés avant le rattachement d’un 4e canton à Uri, Schwyz et Unterwald, c’est-à-dire de vaillants citoyens fêtant cette année leur 683e anniversaire (au moins) [cf. Lucerne, 1332] !
Au passage, ça me démange, mais l’extrapolation semble d’un point de vue mathématique pas complètement à côté. Tant pour la population Suisse que étrangère, ça ressemble à une extrapolation polynomiale (et non linéaire, c’est juste).
Mais effectivement, d’utiliser des données sur 23 ans (et non 10 comme écrit dans l’article) et extrapoler sur 47 ans, ça fait sourire (et pleurer).
Oui, l’extrapolation est nécessaire dans bien des situations pour être proactif, en particulier dans la gestion d’un État. Mais comme vous le relevez, il s’agit ici d’une utilisation fantaisiste de ce procédé, qui, s’il est justifié, l’est dès lors tout autant pour les deux exemples ridicules que je lui oppose.
Accessoirement, la Suisse est un pays où devenir ressortissant est difficile, même pour les personnes qui y sont nées, de parents étrangers, il est donc normal que la proportion de non-Suisses reste importante. On peut même penser que c’est voulu par certains partis. Ces mêmes partis pouvant ensuite en nourrir leur xénophobie. Rappelons que l’Hebdo a écrit que si les lois actuelles sur la naturalisation avaient été en vigueur, le grand-père de M. Christoph Blocher n’aurait jamais pu devenir suisse.
Ce n’est pas, comme cité, l’extrême-droite (donc des nazillards sans cervelle) mais simplement la droite. Merci de corriger cette erreur. Bien à vous.
Merci pour cette remarque, qui rappelle que les qualificatifs politiques sont des notions abstraites qui dépendent d’une part du contexte et d’autre part de la position de celui qui l’énonce. En ce qui concerne le contexte, il s’agit ici de permettre aux lecteurs non-suisses de ce blog (plus nombreux que les Suisses, en moyenne), de comprendre que ce parti est le plus à droite dans l’échiquier politique helvétique (cette position est d’ailleurs une des façons de définir l'”extrême-droite”). En ce qui concerne mon jugement plus subjectif, j’assume tout à fait ce qualificatif dans la mesure où les positions xénophobes défendues dans cette campagne en appellent à mon avis à un nationalisme populiste. Vous avez raison, il ne s’agit pas du tout de “nazillards sans cervelle”, mais je ne crois pas qu’il s’agisse de la définition absolue d'”extrême-droite”.
Merci Monsieur pour votre prompt réponse, je vois que nous parlons le même langage. Amitiés.
Effectivement seb, c’est la définition de l’UDC donnée par quelqu’un d'”extrême gauche” :-). Personnellement je parlerais plutôt de “droite conservatrice”. Mais le language sert aussi à manipuler et à stigmatiser non ?. Salutations.
Et c’est dans ces cas-là qu’on regrette bien évidement que le ridicule ne tue pas.
Je ne peux évidemment pas être aussi radical, mais c’est vrai que ce qui est regrettable c’est que les lecteurs de ces annonces ne sont pas tous éduqués à faire face à ce genre de ridicule et se laissent donc avoir par l’argument fallacieux, impressionnés qu’ils sont par la “preuve mathématique”. Dangereux pour la démocratie.
Il serait aussi intéressant de refaire le premier graphique à partir des années 1900, je pense qu’on y verrait alors que l’extrapolation ne correspond pas du tout à la tendance actuelle.
Très concrètement, et selon les données de l’OFS (la proportion d’étrangers est modélisée a posteriori par l’OFS), voilà ce que cela donne, montrant surtout qu’il n’y a pas de régularité qui permette une extrapolation à long terme :
votre article est bien écrit et intéressant. Cependant l’introduction indiquant que l’UDC est un parti d’extrême-droite me dérange tout autant que ce que la manipulation mathématique dénoncée dans votre article. La notion d’extrême étant par défaut négative, vous conditionnez le lecteur pour qu’il soit ouvert à votre argumentaire. N’est-ce pas le premier pas d’une manipulation?
Bonjour, et merci pour ce commentaire.
Ce billet n’est pas une dépêche de l’ATS mais une réaction personnelle à une publicité, qui plus est d’un citoyen engagé en politique. Je ne dis pas par là qu’il faut donc faire une croix sur l’objectivité de cette analyse, mais du moins de manière évidente sur sa neutralité (d’ailleurs, est-ce qu’une analyse peut être neutre ? en tout cas pas dans le cadre d’un sujet politisé, et ce n’est pas une dérive de notre monde moderne…).
Cela dit, je ne crois pas à la connotation négative du terme d'”extrême”, puisqu’il ne me semble pas que tous les groupes politiques concernés (à gauche comme à droite) ne nient leur position très affirmée, ni même ce qualificatif. J’ai expliqué dans un commentaire ci-dessus pourquoi j’emploie ce terme, et je refuse d’y voir une “manipulation” puisque dès la publication de ce billet, la mention de l’UDC est un lien hypertexte qui renvoie à une définition “neutre” (wikipédia) de ce parti politique.
Suelement pour clarifier, du point de vue des sciences politiques, l’UDC n’est pas un parti d’extrême-droite, mais de nouvelle droite, populiste et nationaliste. Il y a des différences assez marquées entre les deux (et beaucoup de points de convergence aussi). Pour le reste, article magnifique! Bravo =)
Merci pour votre réaction. Oui, je conçois volontiers que les définitions politiques ne sont pas figées. J’ai eu l’occasion dans des commentaires ci-dessus de préciser ma position en la matière, en particulier pour rendre compréhensible la place de ce parti dans le paysage helvétique pour des lecteurs francophones étrangers. Cela dit, comme je l’exprime également dans les commentaires concernés, je ne crois pas que ce qualificatif soit erroné, bien qu’il ne soit pas le seul à décrire la/les tendance/s en question (d’ailleurs, en toute curiosité personnelle, comme vous citez les sciences politiques, si vous avez un article qui décrit bien ce problème de qualification, je suis preneur).
Et selon les sciences politiques, qu’est-ce que l’extrême droite ?
“Il n’y a pas de régularité qui permette une extrapolation à long terme”. Absolument. L’UDC a choisi l’interpolation qui convenait le mieux à son extrapolation (à savoir exponentielle), alors qu’une interpolation linéaire ou polynomiale était possible.
Le choix est d’autant plus risible qu’il est fortement improbable. La population suisse ne peut pas évoluer comme une exponentielle : un rapide calcul donne une population de 67 mios en 2153 (la population de la France) et 1 milliard en 2337 (et très certainement une population étrangère de plus de 100%, je ris). Si le pourcentage de population suisse/monde reste stable, la Terre hébergerait alors 884 milliards d’habitants.
De plus, l’Office fédéral de la statistique travaille sur le sujet et a déterminé 3 scénarios possibles : haut, moyen et bas. Et les résultats sont plutôt éloignés de ceux de l’UDC : en 2060, ces scénarios prévoient respectivement 11.3 mios, 9 mios et 6.8 mios d’habitants. Une grosse différence !
Une personne qui se donnerait un peu de peine de chercher verrait que la variation de la population ressemble un peu à la bourse : impossible d’en prévoir le futur avec certitude. On peut certes en extraire une tendance, mais qui se révélera fausse. L’UDC aurait-elle engagé un devin ?
Bref, entre des professionnels qui travaillent la question sans à priori depuis des années avec une vraie formation scientifique et un parti politique qui ne s’y intéresse uniquement pour récolter quelques votes en jouant sur la xénophobie d’une partie de la population, mon choix est vite fait.
Merci pour ce développement, je ne me réjouis pas de la boîte de sardines de 2337…
Cela dit, je ne suis moi-même pas non plus un “professionnel qui travaille la question”, puisque je reprends simplement le calcul UDC dans une preuve par l’absurde (je tenais juste à le préciser, je ne suis pas statisticien, mais simple citoyen qui s’interroge sur l’utilisation de tels chiffres dans le débat politique).
J’apprécie de voir les chiffres du passé. Etant moi même en train de me pencher sur mes racines de bon suisse, je vois que 60 ans avant ma naissance, un bon 30-50% des ancêtres étaient allemand, italien, etc…
D’un cote, il serait intéressant de voir quelles sont les origines des personnes lutant en permanence contre l’immigration.
De l’autre, il faut réfléchir à l’impact du processus de naturalisation. Si elles sont bloquées, le nombre d’etranger augmente. si on les facilite – ou tout au moins considère ce processus normal – les etrangers ne vont plus augmenter à ce point et notre culture s’enrichira.
C’était ma minute humaniste.
Si jamais c est la droite , car de l extreme droite c est plutot le parti ” lega del ticino “
La statistique de l’UDC est évidemment du n’importe quoi, mais leur initiative n’aurait certainement jamais pu avoir un tel écho si Berne n’avait pas enjolivé les prévisions officielles pendant 10 ans:
http://www.letemps.ch/Page/Uuid/616ce4f8-86d4-11e3-86de-edf8e6ebf262/La_grande_erreur_migratoire_suisse
Lorsque je suis tombé sur ce graphique qui m’as également quelque peu irrité, je me suis pour ma part posé la question suivante, en espérant que parmi vos lecteurs il y a une démographe averti pour y répondre… : en 2060, peut-on réellement envisager de la place pour 16millions d’habitants ? La surface le permet-elle ? la densité serait-elle viable ?
Bonsoir, et merci pour cette question, que je laisse effectivement au soin d’un expert. Cela dit, Pierre Dessemontet y répond déjà en bonne partie ici. Concrètement, au niveau de la surface, il existe des pays ou des régions plus densément peuplées que la Suisse (déjà très dense en comparaison internationale). Je pense qu’il est physiquement possible d’y loger plus de monde, mais ce n’est pas qu’une question de logement…
C’est de la manipulation de la part de l’UDC. Ce devrait pouvoir être poursuivi en justice. Du moins, condamné vivement publiquement!
Merci pour ces précisions.
Un observateur distrait de France.
Comme d’habitude, une très bonne démystification. Malheureusement, ces interventions ont tendance à rester dans le domaine des blogs, sans être reprises par la presse et les médias qui pourraient donner une meilleure diffusion à des analyses fouillées des mensonges et manipulations politiques…
Cela dit, je suis frappé du nombre de personnes – ici en commentaire et ailleurs – qui tiquent lorsque les termes “extrême-droite” sont attribués à l’UDC. Pourtant, la plupart de ces gens n’auraient aucune peine à utiliser ces termes en ce qui concerne le Front national ou d’autres formations politiques étrangères comme le Jobbick hongrois ou le FPö autrichien. Je les encourage vivement à consulter les programmes et à comparer les affiches. Nul doute que l’UDC, du moins le groupe qui dirige actuellement ce parti et inspire ses campagnes, fait bien partie d’un plus vaste mouvement européen qu’on ne peut que situer à l’extrême-droite. L’extrême-droite parlementaire existe et a toujours existé et ce terme ne s’applique pas uniquement et ne s’est jamais appliqué uniquement aux skinheads et autres extrémistes de rue. Un petit peu de culture politique permet de s’en rendre compte…
Merci pour votre commentaire. Vous aurez remarqué que je n’ai fait que mettre à jour un billet de janvier 2014, sur demande d’internautes qui ont reconnu dans le graphique UDC de 2015 une manipulation que j’avais dénoncée un an et demi auparavant. C’est vrai que ce genre de message est rarement relayé par les médias traditionnels, mais peut-être est-ce justifié par la crainte de donner plus de grain à moudre à ce parti, qui fait déjà souvent l’objet d’articles. Et j’ajouterais que des critiques de ce graphique de 2015 inondent passablement Facebook ces jours, leur audience est certainement aussi grande que celle de certains médias (mais touchent un public différent, puisque online).
Sans être démographe ni statisticien, à propos encore du dernier papillon tout ménages de l’UDC (“Une Suisse à 10 millons d’habitants'”), je me permets de signaler également la distortion de l’axe horizontal, dont les tranches ne respectent pas les proportions (la 2e tranche n’est pas proportionnelle à la 1ère, ni la 5e à la 4e), accentuant faussement la croissance de la courbe démographique. Un procédé classique, hélas.